Data Just, un décret injuste

Data Just, un décret injuste

En pleine crise sanitaire, dans un contexte qui aurait laissé penser que l’urgence se trouvait ailleurs que dans l’élaboration d’un nouveau dispositif législatif, le Premier Ministre a habilité l’ancienne Garde des Sceaux, par un décret n°2020-356 daté du 27 mars 2020 et entré en vigueur trois jours plus tard, à la création d’un traitement automatisé des données à caractère personnel dénommé Data Just. Ce décret, bien que pris en catimini, a fait grand bruit au sein des professionnels du dommage corporel dans la mesure où d’une part, il porte une atteinte manifeste au RGPD (I), et d’autre part, détériore significativement le système indemnitaire actuel (II).

I. DATA JUST ET MANQUEMENT AU RGPD

Data Just… Dans un premier temps, ce terme évoque une sorte de condensé entre les termes “données “et “justice”. L’objectif semble donc ambitieux avec pour finalité d’uniformiser au niveau national le montant de l’indemnité à allouer à la victime en fonction des préjudices qu’elle présente grâce à un algorithme d’indemnisation élaboré sur la base de transactions et de décisions judiciaires et administratives rendues de 2017 à 2019. En soit, la question de mettre en place une intelligence artificielle pour rechercher, trouver et comparer des sommes indemnitaires n’est pas choquant, ni révolutionnaire puisque des outils prédictifs similaires sont déjà proposés par certaines plateformes juridiques. C’est un peu comme si, se rendant compte de ce qui se passait sur Terre depuis des années, la Chancellerie était soudain revenue de son voyage dans l’espace.

Cependant, il semble que le gouvernement ne soit pas trop regardant sur le respect des principes fondamentaux attachés aux droits de la personne pour faire passer ses textes et autres réformes. Ainsi, celui-ci prévoit explicitement de déroger au Règlement Général de la Protection des Données, le fameux RGPD, issu du règlement européen n°2016/679 du 27 avril 2016. Ce texte, applicable à l’ensemble des États membres de l’Union européenne, instaure des restrictions à l’encontre à toute organisme public ou privé qui collecte et utilise des données à caractère personnel, accordant notamment à l’intéressé un droit à l’information et d’opposition à leur utilisation. Cependant, ces deux mesures de protection sont balayées par l’article 6 du décret, considérant d’une part que le droit d’information prévu ne s’applique pas du fait des efforts disproportionnés que représenterait la fourniture des informations aux personnes directement concernées, et d’autre part que le droit d’opposition serait contraire à l’objectif d’intérêt public général d’accessibilité aux droits générés par l’algorithme nouvellement créé (sic) ! Ces aménagements ne sont bien évidemment pas acceptables dans la mesure où les éléments extraits traitent essentiellement de la sphère intime des victimes puisque pouvant porter sur « la nature et l’ampleur des atteinte à l’intégrité, à la dignité et à l’intimité subies, en particulier la description et la localisation des lésions, les durées d’hospitalisation, (…) l’état antérieur de la victime, ses prédisposition pathologiques et autres antécédents médicaux ». Pourtant, de façon surprenante et incompréhensible, la CNIL a validé ces dispositions, considérant que l’objectif d’accès au droit était suffisant pour permettre de déroger au RGPD. Reste au Conseil d’État, saisi de plusieurs procédures, à se prononcer sur ces points et, espérons-le, les invalider tant l’atteinte aux droits des victimes est manifeste.

Par ailleurs, un peu de sémantique nous ferait penser que ce décret se veut un outil pour déterminer l’indemnisation « la plus juste possible » afin de compenser le préjudice subi. Dans ce cas… Huston NOUS AVONS UN PROBLEME ! Plusieurs, pour être précis…

II. LES MANQUEMENTS AU RESPECT DU PRINCIPE DE REPARATION INTEGRALE

Data Just n’est ni plus ni moins qu’une atteinte grave aux droits des victimes de dommage corporel, et les problématiques pratiques sont nombreuses.

Avec Data Just, le volet humain et l’intégralité des préjudices n’est plus la priorité

Depuis que le système judiciaire existe, la place de l’humain est prépondérante. Les humains se font juger par des humains, et c’est l’essence de la justice. Car là où deux affaires de préjudices corporels paraissent identiques, l’humain permet de les différencier, et de mieux comprendre le ressenti d’une victime. Or, ce texte prévoit une justice robotisée, dénuée d’intelligence humaine pourtant cruciale dans ce domaine. Cela conduira à l’absurdité de croire que le traitement indemnitaire sera identique à partir du moment où l’on aurait identifié le préjudice, et qu’il suffira de remplir des cases pour arriver in fine à la somme juste à laquelle peut prétendre la victime. Ce serait oublier bien vite que chaque personne est unique et que, placée en qualité de victime, son ressenti et sa perception de sa propre personne du fait du bouleversement issu de l’événement traumatique n’est pas le même en fonction du parcours de vie et de la sensibilité de chacun.

Ainsi, la perte du gros orteil n’aura pas les mêmes conséquences chez une danseuse étoile que chez un informaticien ! C’est souvent lors des débats avec le régleur de l’assurance ou avec le juge que sont mis en lumière par les avocats de victimes ces éléments propres au dossier qui leurs sont présentés, afin de tendre une fois de plus à la réparation intégrale du préjudice permettant de replacer la victime, autant que faire se peut, dans la même situation que celle dans laquelle elle aurait été si l’accident n’avait pas eu lieu.

Data Just est un non-sens juridique

S’il est vrai que si les avocats recherchent autant que possible les décisions les plus récentes, ce ne sont pas forcément les plus justes ni les plus évolutives. La brièveté de la période retenue revient à minimiser l’ampleur des situations qui ont façonné la jurisprudence depuis de nombreuses années, alors même que le décret se targue de mettre en place un dispositif permettant de couvrir l’intégralité des cas que rencontrera le juge ou l’assureur. Par conséquent, concentrer la base de données sur deux ans comme le prévoit le décret est un non-sens juridique.

Data Just détériore le principe de réparation intégrale

 Personne ne sait qui aura accès aux données Data Just. Or cela a son importance tant la pression assurancielle est forte en matière de réparation du préjudice corporel. Le fonctionnement de l’algorithme est flou. Le décret prévoit le recensement de données qui concernent les demandes et les offres faites entre les parties dans le cadre du règlement amiable. Or, dans ce dernier cas, les assureurs se garderont évidemment de produire les transactions les plus élevées. Le texte prévoit aussi de recenser les données qui concernent les montants alloués pour certains postes de préjudices sans que ne soit précisé si ces montants indemnitaires ont été versés à titre amiable ou judiciaire, selon une moyenne ou une médiane ? Enfin, comment l’algorithme intégrera les concessions qui auront été faites entre les parties, bien loin de la logique informatique ?

Conclusion

A l’évidence, DATA JUST conduit à rogner à chaque victime le droit d’obtenir la réparation intégrale de préjudices qu’elle n’a pas choisi. La justice des Hommes doit rester l’affaire des Hommes, sans qu’une intelligence artificielle, dénuée de toute sensibilité, ne puisse interférer. Le système indemnitaire déjà en place a le mérite de fonctionner car il est le fruit d’une collaboration entre les professionnels du préjudice corporel (associations de victimes, avocats, présidents de Cours d’Appel notamment). Ce décret est un réel danger pour les victimes. Un tel système vient détruire le principe de la réparation intégrale si durement défendue par les avocats. Ces derniers se battent pour que le texte soit retiré. La question est donc la suivante : quand est-ce que la Chancellerie ouvrira-t-elle les yeux sur ses initiatives lunaires ?

Article co-rédigé avec Maître Clémentine ROBERT, avocate au barreau de CHAMBERY